Adémia grignotait distraitement les restes de son dernier sherpa en se chauffant les mains à son feu de camp. Autour d'elle, l'air raréfié laissait peu de place à l'enrichissement du sang, mais elle était une Flinndak, et nonobstant le peu d'alimentation en oxygène de ses poumons, elle se concentrait avec raideur sur les cours de la Bourse. Elle imaginait dans quelles entreprises investir à coup sûr, et quels présidents-directeurs généraux faire tomber pour que les concurrents de ces conglomérats s'effondrent eux aussi. Ainsi les caisses de leur clan ne désemplirait pas.
Toute à ses réflexions, elle laissa un vent particulièrement fort emporter le squelette de l'avant-dernier sherpa par-dessus le rebord. Il tomba, droit dans la couverture nuageuse, et y fut avalé sans un bruit, os et crâne mêlés. Elle avait pensé se tailler une flûte (ou autre chose de plus intéressant) dans ces ossements, mais à présent, elle devait abandonner l'idée. Elle était presque au sommet, elle ne perdrait pas de temps à nettoyer le dernier sherpa.
Elle laissa la carcasse là et se redressa. La marche gigantesque la toisait de toute sa hauteur. L'utilité de l'escalier de la tour était un peu gâtée par le fait qu'il se situait à l'extérieur, en pas de vis, et sans garde-fou, mais ce n'était rien comparé à sa principale particularité : il semblait avoir été conçu pour quelque géant mythique. Du coup, il y avait dix bons mètres à parcourir sur chaque marche, et autant en hauteur pour passer à la plate-forme suivante, en s'aidant heureusement des échelles sculptées à même la pierre. Adémia s'était souvent demandé si l'escalier titanesque était un hommage de leurs aïeux à la taille sans doute colossale de leurs parents à tous ou une fine plaisanterie.
Elle monta l'échelle avec impatience. Plus que deux marches. Plus que deux marches et elle pourrait dire adieu à ces fourrures séculaires, et surtout, poussiéreuses. D'ailleurs, du plumage se mêlait au pelage : c'était la peau d'un griffon qu'elle portait sur le dos. Un grand manteau de choix pour la Dame Flinndak.
Arrivée au sommet de l'échelle, elle se hâta, traversa la marche en prenant garde de ne pas glisser - le marbre était verglacé à cette hauteur - et empoigna la dernière échelle, bordée, cette fois, de bas-reliefs antiques. De quelle époque, exactement ? Elle n'avait, à vrai dire, jamais emprunté l'escalier auparavant. Elle avait eu du nez de faire de quelques esclaves des sherpas afin de grimper, elle n'aurait jamais réussi cette ascension sans eux. Et quand les éboulements, les rigueurs climatiques avaient eu raison des premiers, son équipe affamée avait pu s'en repaître. Mais elle avait surestimé sa rapidité à atteindre le faîte de l'immense tour-horloge, et elle avait finalement dû se rabattre sur la chair de sherpa. Que leurs dieux-aïeux soient loués, elle n'avait pas de dégoût pour l'anthropophagie.
Ça y était ! La dernière échelle était vaincue. Le haut de la marche était gravé, lui aussi, de bas-reliefs à l'horizontale contant une bataille qui s'était déroulée des millénaires plus tôt. Le reste de la tour-horloge avait été rénové, mais l'escalier était d'origine, Adémia le savait. De quelle origine, la chose restait à déterminer...
Enfin, devant elle, s'ouvrait la porte menant l'étude de son mari.
*Tu le regretteras, Julius, de bloquer l'ascenseur...*
