Décompression

De l'autre côté de la rue, Rosa toisait l'établissement. La devanture mal entretenue était éclairé par les néaons clignotant d'une couleur criarde, et indiquant le nom peu équivoque de l'endroit... Le paradis des salopes, nom changé par pudeur dans une autre langue, mais, bel et bien là... Bien loin des considérations que la plupart ont en face de ce genre d'établissement, Rosa se demandait si, en entrant, la whore serait celle en face d'elle, ou bien elle-même. Evidemment, la clientelle visée à la base tenant plus du militaire/marin en visite que de la jeune femme de classe moyenne, l'intention, elle en était sure, n'était pas de la désigner elle... Mais, une pointe de culpabilité resterait, si elle se décidait à franchir le pas...

Une demi-heure. Elle prit une demi-heure avant de se décider, et de franchir, enfin, la porte de l'établissement. Mais ceci fait, elle hésitait toujours... Le coin bar paraissait être une bonne solution pour entrer, toute en douceur, dans ce milieu qui lui était si étranger, mais, c'était sans compter sur la clientelle. Elle savait que si le moindre de ces gros cons lui faisait une remarque déplacée, la croire parmi les employées en tête, elle ne pourrait plus jamais se regarder dans un miroir. Non, elle décida d'aller bille en tête, demander à la première personne à sa portée semblant travailler dans l'établissement:

"Je cherche une femme d'exception."

Elle se rendit compte après coup qu'ici, cette recherche ainsi exprimée pouvait avoir des sens bien différents de celui qu'elle voulait lui donner à la base... Mais, trop tard. Au pire, elle aurait une tigresse, creuse, au lieu de ce qu'elle voulait vraiment.

Il était vrai que le nom du bar donnait à penser des choses bien différentes de ce que l'on pouvait y trouver une fois à l'intérieur. Mais que voulez-vous, ce nom était là quand Yuko l'avait racheté, et il plaît beaucoup aux clients, alors pourquoi changer ? L'intérieur donnait cependant une toute autre dimension à l'endroit. On s'attendait facilement à arriver dans un bar miteux avec quelques prostituées entre quarante et cinquante ans en train de se faire dire des mots doux mêlés à des relants d'alcool par des pervers en manque d'amour. Non, ici, l'intérieur était digne d'un salon de thé de type asiatique -Yuko étant très attachée à la culture du pays dont était originaire sa famille-, les prostitués étaient dans la fleur de l'âge, volontaires, et les clients venaient de tous les milieux sociaux, allant du mendiant ayant besoin de se sentir aimé au PDG d'une grande entreprise qui a besoin de déstresser après une réunion administrative mouvementée...

Yuko se tenait, ce soir là, à une table avec un jeune homme particulier : il n'était pas venu chercher une compagne pour la nuit histoire de batifoler, mais cherchait juste une oreille attentive à ses problèmes. Eh oui, certaines personnes ont besoin de dire ce qu'ils ont sur le coeur à de parfaits inconnus... La jeune femme lui servait autant d'alcool qu'il en demandait, n'oubliant cependant pas de noter le montant sur un bout de papier -les affaires, les affaires, toujours les affaires... Bah oui, Yuko est de nature très vénale...-, et attendait patiemment qu'il s'endorme pour passer à quelqu'un d'autre. Sa prière fut vite exaucée : le jeune homme s'affaissa comme une souche, un mince filet de bave coulant du coin de ses lèvres. Elle lui passa une couverture sur les épaules, puis se leva, prenant la direction du bar où quelques clients attendaient qu'on s'occupe d'eux quand...

Citation :

"Je cherche une femme d'exception."

Oh oh, une cliente exigeante... Elle s'arrêta, et tourna la tête vers la demoiselle. Rouquine, les yeux d'un cyan très joli, un teint pâle, dépassant sans doute les vingt ans... Yuko fit quelques pas vers elle, souriante, et s'arrêta à une distance... peu respectable, mais en même temps, quiconque entrait dans cet endroit ne devait pas avoir peur du contact physique...

"A vrai dire, nous n'avons que de ça ici, je tiens particulièrement à la renommée de mon établissement... Puis-je vous être d'une quelconque aide pour choisir ?"

Rosa tourna la tête vers Yuko, qui était presque à son contact. Elle ne se proposait pas directement, mais, conaissait parfaitement son travail, ça transparaissait clairement. Ce n'était donc pas un proxénète quelconque, mais, une exquise mère maquerelle qui tenait l'établissement. Ca expliquait le rafinement ambiant, tranchant nettement avec l'exterieur...

Les appréhensions de Rosa se dissipèrent au fur et à mesure en la présence de Yuko, si bien qu'elle n'eut pas même un mouvement de recul, tout au juste ne savait-elle pas où se placer. Elle avait quelque chose d'envoûtant. Peut-être ses yeux, insondables, son air général... Rosa resta accrochée à ces yeux quelques secondes, la bouche entrouverte, avant, enfin, de répondre.

"Vous le pouvez, c'est certain.

...

Je suis psychiatre, à l'hôpital central, et vous savez, la plupart de mes confrères et consoeurs se déchargent en voyant un de leur semblable... Mais la plupart de mes semblables sont des abrutis finis, alors, je cherche à décompresser autrement, et, j'ai pensé à venir ici... Pour oublier les ennuis quotidiens, autant par la discussion que par... Autre chose."

En temps normal, elle aurait été bien plus lente et plus timide pour aborder cet autre chose, si elle l'aurait abordé tout court. Mais, il se dégageait de son interlocutrice, de l'ambiance locales, une sensualité latente, qui faisait tourner la tête à Rosa.

Rosa regardait les personnes désignées par Yuko... Alors elles -et ils- travaillaient donc ici... Elle supposait que c'étaient des clients aussi, étant donné leurs styles si différent, leur côté si épanouis... Ils avaient tous un véritable charme... En tout cas, elles avaient toutes un véritable charme, pour sûr.

Mais, après avoir fait quelques pas, elle se retourna vers la tenancière de l'établissement.

"Je ne parlais pas simplement d'écouter... Plutôt discuter, et, aussi... Enfin vous voyez très bien de quoi je parle... Je suis assez gênée... Même si votre présence me rassure beaucoup, ma dame."

Plus que la plupart des filles qu'elle regardait à nouveau à présent, c'était auprès de celle à qui elle parlait qu'elle voulait passer la nuit... Mais n'oseait pas, ne serait-ce que parce qu'elle supposait qu'elle n'était pas à vendre, elle... Elle chercha tout de même à la laisser aborder pour elle la chose:

"Mais... Je ne sais pas... J'hésite beaucoup, je ne vois pas une fille se détachant de tout ce magnifique lot... Hormis vous bien sûr... Vous n'avez pas une idée, un conseil? Je suis un peu perdue..."

Rosa ne manqua pas de noter l'echange de signes entre celui qui prenait sa place au bar, et Yuko... Peut-être qu'il y avait un espoir en fin de compte?

Lorsqu'elle désigna l'une de ses filles, visiblement spécialiste des rapports qui la concernait, et malgré sa beauté époustouflante, elle eut une certaine déception. Qui fut chassée aussitôt lorsqu'elle acheva sa phrase... Déjà elle jouait avec elle comme elle le voulait... Un statut qui n'était pas forcément désagréable en l'occurence.

"Eh bien, conversons alors... Au pire pourra-t-elle nous rejoindre après cette conversation..."

Son esprit pensait "remplacer" mais inconsciemment, elle a envisagé quelque chose d'autrement plus débauché. Mais, qu'importe, ce qui était dit était dit... Et au pire, elle avait de quoi payer, certes, avec tous ces achats récents, ses économies avaient fondus comme neige au soleil, mais, elle avait encore un peu de marge...

"Mais, je ne suis pas adepte des discussions de bar... Je suppose que l'on pourrait converser dans un endroit un peu plus intime, avec un cocktail envoûtant..."

Conclut-elle, ses mains derriere son dos, encore un peu gênée malgré tout.